Kâlisse, SVP

La violence de la lucidité

À l’hôtel où je séjourne actuellement, soit l’hôtel-Dieu d’une ville quelconque, les invités sont variés.

Ma voisine est âgée, très âgée. Fracturée au poignet et à la hanche. Elle est tombée chez-elle. Ça fait 2 jours et demi déjà qu’elle attend d’être opérée. A jeûn.

Comment je sais tout ça même si je ne suis pas dans la même chambre qu’elle? Et bien ici, il n’y a pas de plafond. Il y a celui de la structure, très haut, mais les chambres sont divisées avec des murs sans plafond. Comme des cubicules avec des murs de hauteur régulière. Et elle est sourde ma voisine. Donc on lui parle fort.

Son fils est avec elle. Son tout premier visiteur depuis son arrivée. Sa tendresse est palpable.

Là le volume est plus bas. La conversation a lieu entre le personnel soignant et le fils. On parle d’elle évidemment. Pas de surprise là. Elle est âgée, elle est blessée, elle est souffrante. Mais elle est là. On la dit confuse. Pas de surprise là non plus. Je le serais moi aussi après deux jours et demi au jeûne sec sous morphine. Mais quand on lui pose une question, elle répond, donc elle n’est pas inconsciente. Mais la conversation est avec le fils. On lui demande s’il la sent souffrante. Si elle lui semble confortable dans la position qu’elle est. Tout ça, c’est de la bienveillance bien sûr.

Mais ça me flagelle les tripes. Ça m’embrase la colère. Je ressens une peine infinie pour cette frêle dame. Évidemment que je me vois en elle, que son expérience pourrait très bien être la mienne un jour. Et je trouve ça profondément réducteur de prendre le détour du fils pour recevoir de l’information sur elle alors qu’elle est là, belle et bien là! Amochée, oui, pas aussi vite que le fils pour répondre aux questions, oui, mais elle mérite qu’on recherche SON opinion sur SON état MÊME si c’est plus long, non?

Similitude expérientielle

Lors d’un souper de gang au resto, alors que cette banale activité était encore légale (ben oui, une rechute de sarcasme!), j’avais eu exactement le même feeling d’aberration totale au moment où chacun commandait son souper. Le père de deux pré-ados avait saisi le menu dans les mains de son fils qui était en train de dire à la serveuse ce qu’il choisissait au menu, et avait alors pris le parfait contrôle de la situation. Phase 1 : annuler le choix déjà fait. Phase 2 : faire le dit choix lui-même sans JAMAIS demander l’avis de son fils. Phase 3 : faire le choix de l’autre pré-ado de la famille qui était à l’autre bout de la table et qui n’avait absolument aucune idée que le choix était déjà fait pour elle. Sans son avis bien sûr.

De kessé?

Un seul mot : kâlisse!

Suis-je la seule à rager face à ça? Je voudrais bien me contenter d’un rôle d’observatrice détachée sans jugement mais j’y arrive mal. Très mal. Ben vous le voyez clairement, j’y arrive pas pentoute! Y’a-tu quelqu’un quelque part qui partage ma stupéfaction? Ma déconfiture?

La dignité humaine

En fait, même si j’étais finalement toute seule à voir les choses comme je les vois, ce bout-là, je suis très bien capable de l’assumer. Parce que je crois profondément que la personne la mieux placée pour prendre une décision pour soi, ben c’est soi-même! Parce que je crois que c’est un incontournable de la dignité humaine. Pis que c’est valable à tout âge.

Ben oui y’a des exceptions. J’en suis parfaitement consciente. Et je respecte tout-à-fait ça. Mais.

L’autonomie

Mais je déteste amèrement ces raccourcis trop fréquents. Je valorise en tout point l’autonomie, parce que j’en connais son héritage et son rayonnement. Parce que j’en connais la richesse et l’effet catalyseur sur TOUS les aspects de la vie. Et que j’ai jamais rien observé de tel quand les décisions concernant soi étaient prises sans soi. Jamais. À part les situations où la sécurité est compromise. Nulle part ailleurs. Et même là, des fois, subsistent des bouts à partir desquels peuvent se broder de l’espoir.

Noah, Léah, quand vous étiez petits, je vous ai toujours enseigné qu’il y a des conséquences aux actions que l’on pose et que chaque action est une décision. Je vous ai donné le maximum d’opportunités de choisir quand votre sécurité ou celle des autres n’était pas compromise. Depuis que vous êtes tout-petits, je vous entraîne à l’autonomie. Je n’ai pas réussi partout tout le temps, mais l’expérience me démontre encore et encore que j’ai choisi une stratégie gagnante.

SVP!

S’il-vous-plaît, offrez-moi ce même privilège quand j’aurais 92 ans et que j’aurai encore toute ma tête pour savoir ce qu’il y a de mieux pour moi. Même s’il faut me poser la question plusieurs fois. Même si ça fait pas votre affaire. Même si c’est plus long. Même si j’en perds des bouttes des fois. Parce que la vie sans la fierté d’être reconnue en tant qu’individu à part entière, c’est quelque chose, mais certainement pas la vie. Pas la mienne en tout cas.