Angle mort - perspectives.zone - Manon Castonguay

Angle mort

7 janvier 2021.

Comme beaucoup d’entre vous, je vais vivre mon tout premier couvre-feu d’adulte à partir de samedi. Unique quand même.

J’ai écouté avec fascination la conférence de presse donnée par le gouvernement québécois actuel concernant la « pandémie » de Covid-19 hier.

Et j’ai eu un flash. De mon ancienne vie.

Intervenir

J’ai un background d’intervention psycho-sociale. Dans ce parcours, à une toute autre époque, j’avais suivi une formation d’intervention en situation de crise offerte par une intervenante du Refuge des jeunes de Montréal. Même si ça remonte à quelques décennies déjà, l’enseignement reçu ne s’est jamais démodé, au contraire.

Par définition, un intervenant, ça intervient. Sa formation et son expérience font d’elle ou de lui un outil important dans plusieurs milieux, très variés d’ailleurs.

Un exemple

Lors de cette formation, l’intervenante nous a partagé une expérience qu’elle avait vécue personnellement quelques années plus tôt. Cet exemple m’est resté, même après toutes ces années, comme une grande leçon.  Valide encore maintenant, plus que jamais en fait. Voici le scénario.

Une adolescente vivant avec une déficience intellectuelle était participante à des ateliers adaptés en centre de jour. Elle s’était aisément intégrée au groupe malgré la lourdeur de son handicap.

Sa participation lui avait permise de faire des progrès importants à plusieurs niveaux. L’équipe qui encadrait le programme et celle qui assurait le suivi de la jeune femme étaient d’ailleurs très satisfaites de son parcours et de son évolution.

Un bon après-midi, de nulle part, ce parcours encourageant s’est assombri en un clin d’oeil : la jeune fille a mordu un co-participant. Au sang.

Intervention rapide, premiers soins, et branle-bas de combat pour comprendre ce qui venait de se passer, pour identifier quelle pouvait en être la cause. Ou les causes.

Dès ce premier événement, l’équipe d’intervention s’est mobilisée pour établir une stratégie. Un plan d’intervention complet et rigoureux a été préparé avec les différents professionnels concernés. Tous les intervenants impliqués dans son dossier avaient alors joint leur expertise pour appliquer efficacement le plan. Un seul et unique but: résoudre le plus rapidement possible la situation pour éviter d’autres victimes. 

Observations en atelier et en famille, rencontres avec la psycho-éducatrice, l’ergothérapeute, la médecin traitante, les parents, rien n’a été laissé au hasard. Un psychiatre s’est éventuellement joint à la réunion d’équipe pour tenter de résorber cette situation qui affectait la principale intéressée bien sûr, et l’ensemble des participants aux ateliers également.

Malheureusement, ce premier incident n’est pas resté isolé.  Quelques victimes supplémentaires se sont ajoutées, blessées à des degrés de gravité différents, somme toute mineurs, heureusement. L’instigatrice n’étant malheureusement pas en mesure de verbaliser ses besoins ni son ressenti à cause des limitations de son handicap, le travail des intervenants était élevé à un degré de difficulté supérieur.

Bilan d’intervention

Toutes les actions posées se sont révélées inefficaces. Aucun changement dans le comportement déviant de la jeune femme. Malgré tous les professionnels impliqués, le plan d’intervention, les observations et toutes les rencontres, la fréquence des incidents ne se résorbait pas. Au contraire.

Lors d’une énième réunion d’équipe où ce cas en particulier a été discuté, la dernière solution envisagée était alors de retirer la jeune femme des ateliers. Une décision crève-cœur puisque personne ne souhaitait en arriver là.

Notre formatrice, intervenante présente occasionnellement en atelier avec le groupe de participants, a lancé à l’équipe une idée quasi farfelue. Elle a proposé d’obtenir un rendez-vous d’urgence chez le dentiste de la jeune femme pour vérifier si elle n’avait pas un problème dentaire qui pouvait causer ce type de réaction. Une idée nouvelle, in extremis.

Le lendemain, elle voyait son dentiste, qui lui a alors diagnostiqué un abcès sévère à l’une de ses dents.

Incapable de verbaliser sa douleur, elle avait développé le réflexe de mordre les gens autour d’elle pour obtenir un quelconque soulagement, ou peut-être était-ce sa façon bien à elle de communiquer sa douleur.

Bilan final

La cause réelle de la situation a été identifiée. L’intervention en clinique dentaire a été pratiquée. Aucun autre incident du genre n’est survenu par la suite. Le renvoi de la jeune femme a été évité.

Bref, un cas parmi tant d’autres qui illustre les effets pervers de focaliser trop sur un seul arbre, ou même 2 ou 3, pour finalement en oublier la forêt. Et elle est vaste la forêt.

Ou peut-être que justement, le focus était trop sur l’immensité de la forêt et que l’arbre le plus prêt a complètement été ignoré.

Peu importe la perspective préconisée, force est de constater que la simplicité PEUT déclasser la surspécialisation.

Enseignement à retenir

Cette équipe d’intervention a agi au meilleur de ses connaissances, expériences et compétences. J’ajoute sciemment qu’elle a agi en toute bonne foi aussi.
 
À l’époque, j’avais retenu plusieurs enseignements de cet exemple, et ils se révèlent toujours valides et pertinents à ce jour:
 
  • Ce n’est pas parce que nous sommes spécialistes dans notre domaine que nous avons toutes les réponses
  • Parfois, la sur-spécialisation nous amène plus loin du problème que de sa solution
  • Nous pouvons sauver beaucoup de temps et d’énergie en investiguant et en investissant d’abord dans des choses simples
  • La force d’une équipe est de réduire les angles morts de chacun
  • Il est parfois impératif de se tasser l’égo pour trouver des solutions réelles.
De retour maintenant en 2021, dans ce contexte pandémique qui ne finit plus de finir. J’aime à penser que la majorité des intervenants dans cette crise agissent également en toute bonne foi.
 
Je doute qu’il en soit ainsi pour certains autres, mais ça, c’est le thème d’un tout autre article. 
 
Que 2021 fasse ardemment briller nos lumières,
 

M